Quand l'amour a rendez-vous avec la raison
Le 8 février 2009, David Bagration-Mukhrani et Anne Bagration-Gruzinsky ont convolé en de joyeuses noces à Tbilissi, capitale de la Géorgie.
La belle affaire me direz-vous. Mais aussi anodine que cette information puisse paraître pour le reste de l'humanité, elle n'est pas sans intérêt tant pour les Géorgiens que pour les monarchistes de tout poil.
Vous avez dit "Bagration" ?
Le nom même de "Bagration" n'évoque peut-être plus grand chose pour le public non averti. Il se trouve que ce nom est pourtant celui de l'une des plus vieilles dynasties de la planète !
Les Bagrations ont régné sur le Caucase du VIIIème au XIXème siècle, sur divers Etats qui se sont succédés ou ont coexistés. Au gré des regroupements ou divisions des populations du Caucase, les Bagrations ont étendu leur emprise sur les différents états géorgiens, et ont régné sur le premier royaume de Géorgie (1008-1490). En 1490, cet Etat se désintègre et laisse place aux trois royaumes d'Iméréthie, de Karthli et de Kakhétie dirigés par des branches distinctes de la famille.
Trois siècles plus tard, en 1712, Teimouraz de Kakhétie épouse Thamar de Karthli. En 1744, dans le contexte troublé de l'occupation du Caucase par les armées du Shah de Perse, Teimouraz, déjà roi de Kakhétie depuis 1732, devient également roi de Karthli avec son épouse qui devient reine sous le nom de Thamar II. Après quelques pérégrinations, leur fils Héraclius II (1721-1798) réunit donc ces deux couronnes (Kakhétie 1744, Karthli 1762), restaurant ainsi le royaume de Géorgie.
Georges XII (1746-1800), fils de Héraclius II, fut le dernier roi de Géorgie (1798-1800).
L'imbroglio dynastique et les prétendants
Lorsque la Géorgie fut annexée par l'Empire Russe (1800), les tsars intégrèrent la famille royale et les principales familles nobles de Géorgie dans la noblesse russe.
Les descendants de Georges XII reçurent le titre de princes Gruzinsky. Après extinction des deux branches ainées (celle du régent David et celle du prince Jean [Ioan]), la prétention Gruzinsky au trône de Géorgie passa à la 3ème branche (issue du prince Bagrat). Le prétendant Gruzinsky actuel est le prince Nugzar, père d'Anne, la jeune épousée.
Cependant, comme rien n'est simple dans les montagnes caucasiennes, l'accession au trône de la reine Thamar II de Karthli s'était faite au détriment de la descendance de Bakar I, frère ainé de la reine. Ainsi, dès 1744, une ligne de prétendants au trône de Karthli disputa-t-elle ce trône, puis le trône de Géorgie, à la ligne royale officielle. Elle fut qualifiée de "légitimiste" car elle ne reconnaissait pas la succession par les femmes et ne donnait de légitimité qu'à la descendance masculine du roi Vakhtang I, père de Bakar I et de Thamar II. A l'extinction de la branche ainée de la maison de Karthli, la branche cadette titrée "princes de Mukhran" reprit la prétention au trône de Géorgie.
Le prétendant Mukhrani, le prince David, le jeune épousé, est donc l'ainé de la famille Bagration depuis la disparition de son père, le prince Bagration-Mukhrani Georges (XIV), en 2008.
Pourquoi ce mariage est-il important pour la Géorgie ?
Ce mariage vient sceller la réconciliation entre les deux branches prétendantes au trône de Géorgie. La postérité de cette union sera indiscutablement héritière des deux lignes et des deux modes de succession :
- "légitimiste" des Bagration-Mukhrani, puisque constituant la branche ainée de toute la dynastie,
- "traditionnaliste" des Bagration-Gruzinsky, puisque reconnaissant la succession traditionnelle au trône de Géorgie via la reine Thamar II et la princesse Anne.
Ce mariage donne donc un nouvel élan à la cause monarchiste en Géorgie car elle permet d'aborder l'avenir en un front uni.
Et l'avenir de la monarchie géorgienne n'est pas qu'une vue de l'esprit.
L'euphorie de l'indépendance de 1991 a été singulièrement tempérée par l'exercice de la démocratie dans la nouvelle république. En effet, les présidents Gamsakhourdia, Chevarnadzé et Saakachvili furent tour à tour porteur d'espoir au moment de leur élection, mais ils ne parvinrent pas à imposer un modèle de gouvernement satisfaisant, jugé ou trop autoritaire ou corrompu.
Ainsi, à l'occasion de la crise politique de 2007, le chef de l'Eglise orthodoxe géorgienne, le patriarche Ilias II, prit-il officiellement position pour la monarchie. Certains partis d'opposition portèrent le débat au parlement, sans qu'il ne soit cependant officiellement débattu.
La guerre de l'été 2008 contre la Russie a occulté le débat, mais le mariage en grandes pompes de David et Anne Bagration vient de le remettre sur le devant de la scène.
Bien sur, ce n'est pas un mariage, ni même une hypothétique restauration royale qui feront disparaître d'un coup de baguette magique les difficultés politiques et économiques de la Géorgie. Cependant, la réflexion qui entoure ce débat doit permettre au peuple géorgien de redécouvrir son histoire, de se réapproprier son âme et d'envisager un avenir constructif et rénové.
Pourquoi ce mariage est-il important hors de Géorgie ?
Il est réconfortant, en ce début de XXIème siècle, qu'un peuple se pose la question du retour de son roi.
Tout d'abord, parce qu'il voit dans ce mode de gouvernement un renforcement du système démocratique qui lui a maqué si longtemps. Puis parce qu'il ne constitue pas un retour un arrière, mais bien un accompagnement du futur tout en renouant avec le cadre séculaire de la construction de ce peuple.
L'exemple géorgien est donc là pour montrer qu'il ne faut pas s'interdire de réver, et que ce rêve n'a rien de déraisonnable.